Lettres ouvertes
Absinthe du Val-de-Travers IGP, histoire d’un fiasco régional
Un peu d’histoire : le 1er mars 2005, l’absinthe était relégalisée dans notre pays. Ce retour dans la lumière n’est pas forcément apprécié de tous, le mythe de la fée verte interdite que l’on sert en cachette à ses amis va disparaître ! C’est un peu vrai, mais quand on voit qu’en 2005, l’on trouve plus de 300 différentes pseudo-absinthes sur le marché européen, cela laisse songeur. De nouveaux distillateurs vallonniers se légalisent et une association interprofessionnelle (AIA) est fondée avec les producteurs de plantes d’absinthe locale.
Elle a pour but de définir ce qu’est l’absinthe du Val-de-Travers et elle va essayer d’en protéger le nom au niveau Suisse par une Indication géographique protégée « Absinthe IGP ». En mars 2010, l’office fédéral de l’agriculture (OFAG) publie la demande d’enregistrement. Une vague d’opposants, hors région, va se battre contre cette demande, dont un certain René Wanner, distillateur à Genève, qui deviendra le personnage le plus médiatisé de ceux-ci et qui expliquait dans le journal Le Temps en 2012, citation :
En ne précisant pas Absinthe du Val-de-Travers l’interprofession à l’origine de cette demande se marque un véritable autogoal. La précision Val-de-Travers serait porteuse au niveau marketing,
fin de citation. D’autres producteurs décident de créer une nouvelle association des artisans producteurs d’absinthe (AAA) représentée par Christophe Racine. Cette association ne veut pas de l’obligation d’utiliser la plante d’absinthe locale et ne veut pas des contrôles prévus obligatoires en cas d’obtention de la certification IGP. En 2013, Christophe Racine rejoint l’interprofession et obtient un accès au comité à titre d’invité. Entre mars et juillet 2014, ce sont 8 membres de l’AAA qui demandent leur adhésion à l’interprofession au cas où l’IGP Absinthe serait acceptée, ce qui n’est pas nécessaire puisqu’une IGP n’est pas la propriété d’une association. En août 2014, le Tribunal administratif fédéral (TAF) rend un arrêté qui annule l’enregistrement « Absinthe IGP » en argumentant que le mot absinthe ne pouvait être réservé pour la production d’une boisson. Comme suggéré par les opposants et aussi René Wanner, l’interprofession décida de relancer une procédure sous le nom « Absinthe du Val-de-Travers IGP ». Le cahier des charges fut adapté avec la participation de Christophe Racine de l’association des artisans (AAA). En assemblée du 29 avril 2015, Christophe Racine revient avec une proposition de son association concernant une IGP « light » sans l’obligation de mettre la plante d’absinthe du Val-de-Travers. Après un long débat, il est décidé que pour l’absinthe du Val-de-Travers IGP, la plante d’absinthe locale devait en faire partie car cela serait une tromperie que de vendre un produit labellisé sans plantes locales. Il est aussi admis que pour les producteurs ne souhaitant pas l’utilisation de l’absinthe locale, il restait la possibilité d’en produire sans utiliser l’identifiant Val-de-Travers. Quatre mois plus tard, lors de l’assemblée du 18 août 2015, l’interprofession prend acte de la démission de 6 des membres entrés précédemment, tous de l’AAA. En février 2017, l’OFAG publie la demande d’enregistrement pour l’ « Absinthe du Val-de-Travers IGP », en mai 2017 l’association des petits producteurs fait opposition avec comme argument que l’interprofession n’est pas représentative. Dans un arrêt du 2 juin 2021, le TAF renvoie le dossier à l’OFAG afin que celui-ci tienne compte de tous les producteurs de la filière y compris ceux n’ayant pas d’appareil à distiller !
Pour pouvoir demander une indication géographique protégée, il faut produire plus de 50% du volume et être au minimum 60% des producteurs de la région concernée. D’après les chiffres de 2017, le Val-de-Travers produit à lui seul 110’000 litres d’absinthe standard à 53%. L’interprofession, forte de ses 15 distillateurs, en produit près du 80%. Pour la représentativité, l’OFAG prit la décision de ne tenir compte que des concessions de distillateur, étant dans l’impossibilité d’obtenir des autorités la liste des commerçants sous prétexte de protection des données, fausse bonne idée semble-t-il.
En conclusion, une association hétéroclite de commerçants et producteurs peut aisément bloquer un processus de certification IGP par le simple fait d’augmenter le nombre de ses membres ceci sans qu’il soit possible de vérifier si tous sont réellement actifs commercialement. Il est tout de même curieux de retrouver René Wanner, distillateur genevois aux 100 médailles, sans distillerie fixe, comme il aime le dire, son lieu de production genevois ayant été fermé en mars de cette année, actif dans les opposants alors qu’il disait en 2012 que l’Absinthe du Val-de-Travers IGP serait porteuse au niveau marketing. Il est tout aussi étonnant de découvrir dans ces mêmes opposants Jean-Jacques Charrère et son épouse d’Auvernier, comptés pour deux producteurs alors qu’ils n’ont certainement pas deux comptabilités de vente d’absinthes. Le couple Charrère était aussi membre de l’interprofession entre 2008 et 2013, il quitta l’association car il ne pouvait se tenir au cahier des charges. Nous avons aussi produit ses absinthes entre 2009 et 2013 avec des plantes locales.
Actuellement dans le monde, on peut trouver près de 1500 sortes d’absinthes et déjà plus de 220 produites en Suisse. À Pontarlier, la distillerie Pierre Guy a réussi à obtenir une reconnaissance européenne pour « Absinthe de Pontarlier IGP ». Ne pas réussir à protéger l’absinthe du Val-de-Travers est se tirer une balle dans le pied et c’est laisser la porte ouverte à des producteurs hors région pour commercialiser de l’absinthe du Val-de-Travers. Manifestement, les opposants n’ont pas de stratégie pour le futur de l’absinthe, si ce n’est celle de nuire à ceux qui tentent quelque chose. Certes l’absinthe du Val-de-Travers survivra, mais hélas ce sera dans un marché de niche, marché qui n’existe pas. Nous aurons au moins essayé et nous espérons que l’histoire s’en rappellera !
Distillerie Artemisia-Bugnon
& Cie, Claude-Alain Bugnon