Avril 1970
Mémoires de la Société des entrepreneurs forestiers neuchâtelois
Pour commencer, je vais vous expliquer la vie en forêt à mes débuts (dès 1956) jusqu’en 1970. J’ai pris des notes de ces vieux souvenirs et c’est inimaginable les changements qu’il y a eu durant cette période. C’était une tout autre époque. Entre 1960 et 1970, il y avait environ cinquante Bergamasques, vingt bûcherons suisses ainsi que neuf scieries au Val-de-Travers.
Pourquoi créer une société des entrepreneurs forestiers neuchâtelois ?
Au départ, il était nécessaire de défendre notre profession car nous étions un peu oubliés par les autorités forestières et politiques. Notre société a été fondée une année après l’AREF (Association romande des entrepreneurs forestiers) mais avant la Société suisse. Ceci provient aussi du fait d’un hiver très rude de novembre 1969 à mai 1970. Nous avions plusieurs demandes et revendications à faire au service forestier. Premièrement, de pouvoir raccourcir la période de fermeture du 1er juin au 1er septembre. À cette époque, l’industrie du bois – principalement les 10 usines à papier – était en manque de bois. Il rentrait 30’000 stères de Suède ou Russie par année. Il a finalement été accepté de nous laisser travailler jusqu’au 15 juin et de nous laisser reprendre le 15 août.
Deuxièmement, de faire le nécessaire pour toucher du chômage en cas d’intempéries ainsi que de faciliter notre droit aux allocations familiales. Nous avons eu de nombreuses séances avec Louis-André Favre (inspecteur cantonal des forêts), Jacques Béguin (conseiller d’État responsable des forêts) et René Meylan (conseiller d’État responsable des affaires sociales). La personne la plus intéressée pour faire bouger le service forestier était Georges-Aimé Fallet et il nous a fortement recommandé d’organiser une table ronde. Je connaissais très bien Monsieur Fallet. Depuis 1962 exactement. Je l’ai connu lors du débardage qu’il a effectué dans une grosse coupe de 1000 m3 que j’avais faite à la Cornée, au nord des Bayards et à la frontière avec la France.
Georges-Aimé Fallet a joué un rôle décisif
À cette occasion, j’ai vu pour la première fois un tracteur bien équipé pour débarder. Il s’agissait d’un gros Vevey équipé d’un treuil Silvant, de Vicques dans le Jura. À la même époque, Adrien Bésuchet sévissait dans les forêts des Bayards avec un tracteur Hurlimann, treuil Silvant. Mais revenons à Monsieur Fallet. C’était un homme exigeant, intelligent et méticuleux. C’est d’ailleurs ce qui a causé sa perte. Il nous a quittés après 2 ans de maladie. Il a été remplacé par Jean-Jacques Bobillier. Les séances au Château se sont toujours bien déroulées dans un esprit constructif. Louis-André Favre a montré beaucoup de compréhension et il a accepté de collaborer avec la table ronde que l’on voulait mettre sur pied.
Pour cette table ronde, nous avions invité des représentants des scieries, de l’industrie du bois, deux conseillers d’État (J. Béguin et R. Meylan), l’inspecteur cantonal Louis-André Favre, François Borel et Kolros (inspecteurs) et deux gardes forestiers. Pour les scieries, il y avait Maurice Burgat de Saint-Aubin, MM. L’Héritier et Calame du Locle (tous deux propriétaires de scieries), Charles Maurer d’Offibois (courtier des scieries neuchâteloises), M. Bonhôte (gérant de l’AFN) et Maurice Chédel (courtier pour l’AFN en 1970). Notez que l’AFN était très forte à cette époque. Il y avait aussi Louis Boss (acheteur pour les usines à papier (10 usines à cette époque), le directeur de l’usine « Kronospan panneaux à Fribourg » et Pierino Lorenti (un gros acheteur italien de bois de hêtre).
Du bois toute l’année
Louis Boss achetait énormément de bois au canton de Neuchâtel. Ensuite il le traitait : sciage de hêtre, traverses ainsi que beaucoup de bouts de deux mètres sans nœud pour des fabrications de meubles. Je me rappelle que nous avons visité des usines de meubles en Italie du nord en 1973 où la majorité des employés étaient des dames. Avec les chutes des bonnes mesures (ou d’autres chutes), ils fabriquaient des jouets.
Il fallait aussi beaucoup de bois pour la grosse usine Maiso Laigna en Italie ainsi que pour les Hauts-Fourneaux à Arbedo (Tessin) dont l’acheteur au canton était Jean-Pierre Juan. Bref, cette séance nous a facilité les choses car l’industrie du bois – surtout –, et les scieries voulaient du bois toute l’année. Il faut dire que le service forestier en a tenu compte et que la situation s’est améliorée lentement. Cette séance a eu lieu grâce à Georges-Aimé Fallet qui tenait absolument à ce que l’on réunisse les acteurs de l’industrie du bois ainsi que les scieurs.
Des forces vives dans tout le canton
Il faut que je vous parle de la situation des bûcherons dès 1955 ainsi que des entreprises forestières. Je divise le canton en différentes régions. D’abord le Littoral : de Vaumarcus au Landeron presque chaque commune avait son garde forestier ainsi qu’une équipe de bûcherons. Il faut reconnaître que l’on pouvait travailler l’hiver dans le bas. Il y avait ensuite un entrepreneur au Vignoble, l’équipe Angelo Salvi puis Pierre Camponovo. Pour le bout du canton : Willy Schertenleib, Francis Hegel, Charles Kobel.
Pour le Val-de-Ruz : entreprises Bonaventure Salvi et Frères, Albert Bärfuss, puis Didier Sutter, Eric Bindith, Ernest Fallet, les Frères Besson et Thierry Kaufmann. Les entrepreneurs du Val-de-Ruz travaillaient toujours pour les mêmes communes. Tout était très bien organisé par l’inspecteur Jean Mauler et des gardes forestiers (Jean-Pierre Jeanjaquet et Denis Niederhauser notamment).
Le Locle et La Chaux-de-Fonds étaient gérés par des équipes communales et des équipes d’État. Jean-Pierre Bettinelli pour les Côtes du Doubs et l’équipe d’Alex Hirtel aux Brenets. Au Val-de-Travers, il s’agissait d’une grande région forestière avec de grandes forêts appartenant à de gros propriétaires français au nord des Verrières et des Bayards. Il y avait aussi tout un travail à faire sur le nord vaudois, du Soliat au Chasseron. Le travail au Val-de-Travers était aussi bien organisé dans les communes de Buttes à Couvet. Toutes les communes remettaient le travail aux équipes de Jean Rota (19 hommes) et de Jacques Daina (10 hommes). Travers et Noiraigue étaient au père de Jean-Pierre Bettinelli. Dès 1965, Charles Hirtz est arrivé.
Travailler en forêt en 1960, un autre monde !
Les Bayards : 2200 hectares gérés par des paysans l’hiver et l’entreprise Berthold Filippi (7 hommes). Dès 1963, sont venus Jean Rota, Jacques Daina et Francis Tüller. Pour les Jordan, c’était une forêt de l’État qui dépendait de Jean Filippi (5 hommes). Puis dès 1967 de Francis Tüller. Les Verrières : 3500 hectares gérés par des petites équipes de deux hommes : Walter Rudi Egger, Louis Dubois, Louis Salvi, Jean Badertscher ainsi que Francis Tüller dès 1968. Le travail était considérable entre 1960 et 1970 environ. On écorçait tous les bois ainsi que la pâte 1er choix et 2e choix.
On sortait des stères de dazons et on ramassait proprement les branches que l’on entassait au pied des arbres. Cela demandait l’intervention de beaucoup de bûcherons. J’ai pris des notes depuis cinq à six ans et j’ai décidé de réunir mes souvenirs pour montrer que c’était un autre monde de travailler en forêt dans les années 1960. C’était très pénible au niveau du nombre d’heures de travail (onze heures) mais nous étions heureux. Nous vivions avec les animaux et les oiseaux de la forêt dans un esprit de proche camaraderie.
Le prix normal est de trente francs le mètre cube
Je ne voudrais pas finir mes propos sans évoquer la situation actuelle : les communes font des appels d’offres pour des travaux qui sont attribués pour l’essentiel à des conditions acceptables. Et ceci quand l’on ne va pas chercher des entreprises à l’autre bout du canton. Cela se pratique depuis deux ans. Une grande commune forestière fait appel à l’extérieur et remet les adjudications de 15% inférieur à des offres normales. Les 15 % en moins se pratiquent par des entreprises de l’extérieur. Résultat : l’on arrive à des prix de 25 francs le m3 alors que le prix normal (et juste) des entreprises habituelles est de 30 francs le m3.
Je n’espère pas que l’on suive le même chemin dans d’autres communes. Ce n’est pas possible si l’on veut être une entreprise qui investit, qui se respecte, qui travaille avec des professionnels, qui forme des apprentis, qui paye des vacances, des jours fériés, un treizième salaire et qui fait partie d’instances forestières (en payant des cotisations). Ce n’est pas possible de travailler dans ces conditions, tout en gagnant sa vie en respectant le personnel ainsi qu’en s’acquittant correctement de toutes les charges sociales. Laurent Favre doit agir en mettant en place un ingénieur forestier cantonal compétent. Les ingénieurs forestiers des arrondissements et les gardes forestiers doivent quant à eux travailler honnêtement vis à vis des forestiers bûcherons dont la plupart ont été formés par des entreprises du canton.
Le comité des entrepreneurs forestier doit rapidement prendre des décisions dans ce sens. Je m’intéresse toujours beaucoup à la forêt et je forme tous mes vœux pour que cela s’améliore pour vous tous.
Récit de Francis Tüller,
Travers, octobre 2020