Concours du Festival de la Chapelle aux Concerts
Troisième prix: René Morini avec « Un amour de violon »
C’était à Couvet, le soir du concert d’ouverture du festival de la chapelle. Les instruments s’accordaient, mêlaient leurs sons à la recherche d’harmonie. Lui, discrètement placé sur le côté, légèrement en retrait, n’avait d’yeux que pour elle, située sur le devant de la scène.
Il se remémorait leur première rencontre, ici, à la Chapelle aux Concerts il y a deux ans. Il avait admiré la douceur des sons qui sortaient d’elle, la fluidité des notes qui s’envolaient avec la légèreté des flocons de neige. À l’époque il était premier violon, déjà très doué pour son jeune âge. À l’issue du concert, elle l’avait félicité, mais comme une adulte encourage un enfant, alors qu’il était tombé amoureux d’elle. Il faut dire qu’elle était bien plus grande que lui, la harpe. Il en était resté un peu vexé. Il avait alors compris que pour la séduire, il devait grandir.
Par chance, on était au Val-de-Travers, vallée peuplée d’êtres surnaturels, comme des fées, une vouivre, des lutins et d’autres divinités dont beaucoup ignorent la présence, parmi lesquels Euterpe, la déesse de la musique. Elle avait quitté l’Olympe après une des nombreuses disputes avec son oncle, Arès, dieu de la guerre. Arès ne voulait que des fanfares guerrières, des trompettes et des tambours. De son côté, Euterpe était adepte de musiques plus mélodieuses, d’airs paisibles, mystiques. Étant moins puissante qu’Arès, elle avait choisi de partir. Elle avait couru le monde à la recherche d’un lieu accueillant et trouvé refuge au Val-de-Travers. Sans qu’il en ait eu conscience, c’est elle qui avait insufflé à Armand Bourquin le désir de transformer cette chapelle en un lieu de concerts. Elle avait également inspiré Lermite lors de la création des vitraux. Elle vient régulièrement écouter les concerts de la chapelle. Bien qu’invisible et sans avoir son portrait au mur, elle se considère comme la marraine de ce lieu. Elle n’est certainement pas étrangère au succès que connaissent les Évasions musicales.
Contrairement aux humains, la plupart des instruments connaissent son existence et ses pouvoirs : elle est capable de les faire évoluer, de les faire grandir. Par exemple, un pipeau peut se métamorphoser en flûte, une flûte en clarinette, etc. Elle est également capable d’aider un compositeur humain à recouvrir son inspiration, encore faut-il qu’il le sache ! On dit qu’après la séparation des Beatles, John Lennon a réservé une chambre à l’hôtel de l’Aigle, y a pris son repas du soir et son petit déjeuner, mais a disparu toute la nuit !
Le violon décida donc d’aller trouver la déesse Euterpe pour la prier de le métamorphoser. La déesse vivait dans une forêt du Vallon, mais personne ne savait exactement où. Elle avait une oreille très fine et pouvait entendre un son à plusieurs kilomètres. Par contre, les fausses notes l’horripilaient. Pour la trouver, il s’agissait d’entrer dans la forêt une nuit de lune noire, et de l’envoûter par sa musique. Si les sons, les mélodies la séduisaient, elle allait peut-être se montrer, mais il fallait être patient, bien la chercher, jouer avec passion, parcourir les chemins forestiers d’un bout à l’autre du Vallon, sans se précipiter car une fausse note pourrait sortir et tout serait à recommencer une prochaine nuit sans lune !
Il y a deux ans, à la fin du concert, le violon est donc parti à la recherche de la déesse. Il est descendu la Grand-Rue, a passé le pont au-dessus de l’Areuse et est monté dans la forêt. Au début, il a joué les sonates pour violon solo de J.S. Bach, tout en cheminant vers l’ouest. Il était stressé, les cordes trop tendues. Les sons, certes justes, s’échappaient un peu lourdement de son âme.
C’est à la fugue du 2e mouvement qu’il arriva au Plat de Riaux. Trouvant cet endroit féerique, il s’installa sur le pont au-dessus de la cascade et resta là, à jouer des sonates. Pas trace de la déesse. La musique n’était peut-être pas au goût d’Euterpe, pourtant il faisait de son mieux, son jeu s’était amélioré. Bach ne devait pas être le bon choix. Il reprit son chemin et enchaîna les morceaux pour violon solo de son répertoire : Béla Bartók, Franz Liszt, Arthur Honegger et beaucoup d’autres. Peu avant l’aurore, il avait épuisé son répertoire et Euterpe restait invisible. Il était fatigué. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, s’amenuisait également son espoir.
C’est au Saut de l’Eau, au-dessus de Noirvaux que, ne sachant quel morceau interpréter, il se mit à improviser, trop fatigué pour réfléchir, pour se concentrer, il laissa aller son archet sur ses cordes. Les notes vagabondèrent, des mélodies inconnues s’envolèrent dans les airs et chantèrent son amour pour la harpe, sa frustration de ne pas être capable de la séduire en raison de sa petite taille, son espoir toujours là de grandir, de lui montrer qu’il était digne d’elle.
Soudain, une douce voix se fit entendre :
– T’en a mis du temps pour faire parler ton âme. Que veux-tu en remerciement de ces belles mélodies.
– J’aimerais grandir et atteindre la taille d’une harpe. S’il vous plaît, pourriez-vous me métamorphoser en contrebasse ?
– Non, ceci est impossible, tu dois passer en premier par la forme de violoncelle et, dans un an, tu pourras revenir et peut-être, il te sera permis de devenir une contrebasse.
– Seriez-vous d’accord de me transformer en violoncelle ?
– Oui, car ta demande me semble juste. Couche-toi.
Le violon s’étendit sur le sol et s‘endormit, bien fatigué.
Le soleil le réveilla. Il se leva difficilement… Se cogna la volute contre une branche. Comment s’accoutumer à ce grand corps ? Il joua quelques notes… Que c’était bas … Il faudra s’habituer, réapprendre des airs nouveaux. Heureux, le violoncelle s’y mit avec courage. Il essaya ses cordes l’une après l’autre. Il fut étonné par sa tessiture, plus grande qu’avant quand il était violon. Il aima tout de suite les sons graves qu’il pouvait émettre. Il était joyeux, prêt à conquérir, sinon le monde, au moins sa bien-aimée.
La harpe avait également un souvenir de lui. Elle avait apprécié la qualité de ses arpèges, la finesse de son jeu. Il ne jouait pas de la musique. Il était la musique. Un jeune doué, mignon, peut-être un peu prétentieux, sûr de sa valeur. Elle avait déjà effectué sa métamorphose. Elle avait longtemps accompagné des chants de scouts autour des feux de camp, des chansons à boire dans des carnotzets. Elle avait eu envie de progresser, de jouer une musique plus riche. Elle aurait pu devenir guitare classique, mais elle avait préféré une vraie métamorphose, réussi l’examen et était devenue harpe. Même si elle préférait l’intimité des salons, il lui arrivait de se produire dans le faste des grandes salles de concert.
Tous les instruments n’évoluent pas. Certains préfèrent rester dans leur forme originelle. C’est pour cela qu’il y a encore des Stradivarius restés violons, des Steinway se trouvant suffisamment intéressants et ne désirant pas s’encombrer de tuyaux et claviers supplémentaires.
Ils s’étaient revus l’année suivante, lors d’un festival de musique. Il avait joué le prélude pour violoncelle solo de J.S. Bach, toujours aussi habile à sortir de magnifiques sons. En grandissant, il avait perdu de son arrogance, gagné en modestie. Elle avait interprété l’impromptu pour harpe de Gabriel Fauré avec encore plus de finesse. Son jeu n’était que volupté. Leur différence de taille avait bien diminué. Il était toujours amoureux. Elle ne le voyait plus comme un enfant, mais comme un beau jeune homme sympathique. Ils ont parlé. Il l’a invitée dans sa loge. Elle n’est pas venue. C’était une solitaire, un peu méfiante.
Il sentait bien qu’il lui manquait encore un peu de grandeur, de maturité pour qu’elle s’intéresse véritablement à lui, qu’elle le considère comme un soupirant séduisant. Il se voulait plus ténébreux, plus profond. Dès lors, il se rêva en contrebasse. Il retourna au Val-de-Travers, à la recherche de la déesse de la musique.
Se souvenant du lieu où il l’avait rencontrée, il se rendit au Saut de l’Eau, sûr de la trouver et d’obtenir sa métamorphose en contrebasse. Il joua des morceaux solo pour violoncelle de Bach, Barrière, Einaudi, Beethoven, et beaucoup d’autres. Euterpe ne se montra pas. Il devint nerveux, tendu. Il se mit à improviser, mais sa musique manquait de cette passion, de cette magie qui réjouit les âmes, qui soulève les émotions. Et soudain : crac… Trop tendue, sa corde de la se cassa. Toutes ses chances de devenir une contrebasse pour le prochain concert étaient perdues.
Ce soir-là, à la Chapelle aux Concerts, on allait jouer le concerto pour harpe de Reinhold Glière.
Elle allait être la reine de la soirée. Lui ne serait qu’un violoncelle parmi d’autres. Comment capter son regard, lui dévoiler ses sentiments ? De plus lors de la dernière répétition, il avait remarqué une contrebasse qui ne la quittait pas des yeux, essayant d’attirer son attention. Il avait un rival, plus grand, plus imposant, sûr de lui. Comment surpasser cette contrebasse, lui qui n’avait pas réussi à grandir suffisamment ? Suite à sa déconvenue de l’année précédente, il avait perdu confiance en lui, était devenu timide. À la fin du concert, chaque instrument allait repartir de son côté, suivre sa propre partition. Il devait trouver le moyen de la séduire sinon il n’aurait peut-être plus l’occasion de la revoir.
Dans ses rêves de prince charmant, la harpe imaginait un instrument majestueux, elle aimait bien les pianos et les orgues, mais redoutait leur immobilité, elle qui aimait voyager. Elle avait bien vu les regards de la contrebasse et n’y était pas indifférente. Elle était touchée par les timides approches du violoncelle depuis quelques années. Elle n’y était pas insensible, mais aurait préféré un compagnon plus grand qu’elle, protecteur.
Le chef fit son entrée et les applaudissements résonnèrent. Rapidement, le silence régna et le chef donna le départ. Violons et violoncelles accompagnèrent la harpe pour ce premier mouvement, suivis par les autres instruments. La musique remplit la Chapelle aux Concerts et plus rien ne compta que la recherche du merveilleux de l’harmonie la plus pure. Le concerto se révéla exceptionnel, une pure merveille. La harpe reçut une « standing ovation » qui dura de longues minutes, si bien que le chef lui demanda de reprendre un morceau solo du concerto.
Elle se remit à jouer. Le violoncelle, sous le charme, sans s’en rendre compte, l’accompagna.
Tout d’abord en pinçant ses cordes, les faisant tinter doucement en harmonie avec la harpe, puis en les frottant de son archet. Le chef, étonné, se tourna vers le violoncelle pour lui faire signe d’arrêter, mais stoppa son geste, surpris par la symbiose qui unissait les deux instruments.
Envoutée, la harpe improvisait, suivie par le violoncelle, lequel prenait ensuite le lead, entraînant la harpe à sa suite dans une musique inconnue, céleste. Ils offraient ainsi l’un après l’autre une nouvelle envolée à ces harmonies enchanteresses.
Le violoncelle s’approcha de la harpe et lui entoura le corps de son archet. Tout en continuant de jouer, tous les deux quittèrent la salle, s’en allèrent à travers le village et entrèrent dans la forêt.
Ils s’arrêtèrent dans une petite clairière, toujours jouant. Parfois, il passait son archet sur les cordes de la harpe, elle, lui pinçant les siennes. Ils jouèrent leur vie, leur rencontre, leurs sentiments. Epuisés de bonheur, ils s’endormirent dans la clairière, les cordes entremêlées.
La déesse de la musique les écouta longtemps, tomba sous le charme, sentit l’amour que portait le violoncelle à la harpe, les sentiments naissants de la harpe pour le violoncelle. Euterpe appela Éros qui fut séduit par ces deux êtres. Ils bénirent leur union.
Le lendemain, à son réveil, le violoncelle se trouve bien étrange. Il a une cinquième corde et a bien grandi. Une flèche est plantée dans sa volute. Des yeux, il caresse la harpe qui dort encore.
Elle a également une flèche plantée dans le corps. Avec douceur, il retire les deux flèches.
Il se met à jouer de la musique. Les sons sont encore plus bas, ils résonnent loin entre les arbres.
Il se sent bien. La harpe sort du sommeil, se lève et se blottit contre lui. Elle est plus petite que lui maintenant. Elle lui sourit et dans ses yeux, il peut voir tout l’amour qu’elle lui porte. Ils jouent en duo, créant des nouveaux airs, s’enivrant de leur musique, de leur amour. Plus loin, Euterpe et Éros les écoutent avec ravissement.
Si vous allez vous promener dans les forêts du Val-de-Travers, peut-être entendrez-vous une guitarette ou un violonet travailler ses gammes… Cela voudra dire que leur union a été heureuse.