Sur les traces des trésors cachés du Val−de−Travers
Type de mission : infiltrer une armée un peu particulière.
Renseignements sur l’objectif : l’ennemi n’est pas d’apparence humaine et fait peu de sentiments au combat.
Localisation de l’objectif et date : Môtiers – Date : août 2024.
Observations du terrain : le terrain de cette mission est en pleine nature, sur de vastes territoires boisés. Prévoir un équipement approprié et du matériel résistant. La température peut parfois grimper dangereusement.
Imaginez une attaque de grande ampleur avec des millions d’ennemis qui débarquent dans les forêts du Val-de-Travers. Imaginez-les insaisissables. À peine ont-ils eu la peau d’un membre de l’espèce qu’ils s’en prennent déjà au suivant et ainsi de suite, sans répit ! Que feriez-vous ? Céderiez-vous à la panique ? Eh bien sachez que c’est exactement ce qu’il se passe actuellement dans nos forêts, et aussi un peu partout ailleurs en Europe. Cette guerre est celle menée par les bostryches typographes et elle a encore pris de l’ampleur ces derniers mois. Leurs cibles ne sont pas les hommes mais les arbres et plus exactement les épicéas. Pas de chance, ils sont très nombreux sur notre territoire. Les pertes deviennent donc énormes et l’état d’urgence est déclaré !
Plus de 13 millions de bostryches rien qu’à Môtiers
Dans la forêt de Môtiers, non loin de la cascade, le bruit des tronçonneuses a résonné sans s’arrêter durant une dizaine de jours. Un peu comme si la forêt pleurait les 150 arbres qui ont dû être coupés et sortis de la « zone de guerre » qui s’étend sur 30’000 mètres carrés à cet endroit. « Cela représente environ 700 mètres cubes d’épicéas. C’est énorme et cela concerne de grands spécimens vieux de 120 à 130 ans », déplore Claude-André Montandon. Le responsable communal des gardes forestiers connaît bien le coléoptère et il sait qu’il peut faire des dégâts sur des foyers d’une trentaine d’arbres habituellement. Mais aujourd’hui, il s’étonne : « Une attaque aussi forte et rapide, c’est du jamais vu ! Vraiment. L’attaque ne se concentre pas sur Môtiers, elle touche aussi d’autres villages du Val-de-Travers. À Buttes, ce sont 1000 mètres cubes qui sont concernés par exemple (valeur potentielle de 100’000 francs). C’est un cimetière d’épicéas à ciel ouvert, c’est un désastre d’avoir une telle vision devant nous. » Il faut dire que le bostryche n’a pas fait dans le détail au niveau du nombre de « combattants ». « Chaque arbre est attaqué par 90’000 bostryches, ce qui correspond à plus de 13 millions d’individus rien que sur les trois hectares de Môtiers. » Face à une telle invasion, la poignée de bûcherons communaux semblent un peu court. Le rapport de force est pour le moins déséquilibré.
Tout cela pour… des chambres nuptiales à bostryches
Contrairement aux apparences, l’armée des bostryches ne puise pas sa raison d’être dans la guerre. Au contraire, c’est l’amour qui la pousse à agir de la sorte. Le mâle perce l’écorce de l’épicéa dans le but de préparer une chambre nuptiale à sa belle. « Il l’attire en sécrétant une certaine odeur et ils s’accouplent. La femelle pond alors ses œufs entre l’écorce et le bois. Chaque ponte équivaut à 50 à 80 nouveaux coléoptères. » Les œufs sont déposés dans des galeries maternelles et larvaires. Une fois ce travail terminé, les parents quittent « le nid » pour aller coloniser un arbre à proximité. Le problème ne vient pas de cet acte en lui-même mais du nombre de chambres nuptiales et de « sauteries ». « Ils sont tellement nombreux à faire pareil que cela coupe la montée de la sève de l’arbre et il finit par s’assécher. Le seul moyen de combattre que nous avons, c’est d’abattre les arbres touchés et de les évacuer. » Les œufs se développent entre 7 à 12 semaines. Si les « victimes » sont évacuées assez rapidement à la scierie, l’écorce peut être broyée et la prolifération s’en retrouve ainsi freinée.
Le test du bostryche dans le congélateur
Sur les 120 espèces de bostryches recensées, seul le typographe pose réellement problème dans nos forêts, selon Claude-André Montandon. Le réchauffement climatique et les canicules répétées conduisent à un déficit hydrique qui fragilise les épicéas. Il en profite pour les attaquer massivement. Dans le même temps, le bostryche, lui, n’est pas du genre petit bras. « Il vit généralement trois à six mois mais il a la capacité de passer l’hiver et de poursuivre son développement au printemps s’il n’a pas terminé son développement. Il est résistant. J’ai pu le constater de mes propres yeux à travers une expérience. J’ai posé un bostryche dans mon congélateur puis je l’ai réchauffé sur le radiateur trois fois de suite. Et même après ça, il était encore en vie, vous imaginez ? » Il y a quand même des raisons de se réjouir car le coléoptère vole très mal. Il est donc possible de contenir sa propagation en agissant rapidement lorsque des foyers surgissent. La prolifération de ses prédateurs directs (oiseaux, guêpes, mouches,…) constitue aussi un acquis réjouissant dans l’optique d’un retour à un équilibre naturel plus sain. Notons qu’il n’existe aucun traitement pour contrer les attaques de bostryches sur des arbres debout (il est uniquement possible de traiter le bois lorsqu’il est coupé). Allez, vous savez tout sur cette armée, mission réussie ! Je rentre au Courrier. S’il reste encore quelques bois pour faire du papier et écrire cet article, il s’autodétruira bientôt…
Combien ça vaut un épicéa ?
Dans le domaine du bois, on parle toujours de prix au mètre cube. Un épicéa sain se vend 100 francs le mètre cube. Mais l’attaque des bostryches n’est pas sans conséquence sur sa valeur marchande. Dès que l’arbre est altéré, son bois se meurt et il devient bleu. Plus il est dans un état de mort avancé, plus la zone bleutée s’élargit. Lorsqu’un épicéa est attaqué, il perd 25% de sa valeur mais il peut encore être vendu 75 francs, toujours au mètre cube. Lorsqu’il est vraiment très attaqué, son prix chute presque de moitié et, ce qui peut être sauvé, rapporte seulement 55 francs à son propriétaire. À Môtiers, les 150 arbres touchés et évacués ont donc trouvé un acheteur malgré leur état. Même si des négociations ont eu lieu sur la valeur du lot, tout n’a heureusement pas été perdu.
La déforestation de 1850 et le danger de la monoculture
À Môtiers, les plantations touchées avaient été semées dans les années 1900. Avant elles, c’était de vastes étendues de champs d’absinthe. Si on est encore loin de la forêt jardinée que l’on trouve dans d’autres endroits du Vallon, la zone est en pleine conversion. « À l’époque, mes prédécesseurs avaient opté pour de la monoculture à la suite des champs d’absinthe. On peut penser aujourd’hui que c’était une erreur que de planter que de l’épicéa mais il faut se replonger dans le passé pour comprendre. En 1850, on parlait déjà de déforestation. On utilisait beaucoup de bois pour se chauffer, que ce soit en charbon, en bois de feu ou autres. La situation était devenue très problématique. Il n’y avait plus un seul arbre de Noiraigue à la Ferme Robert. C’était nu ! Et il y avait un grand nombre de glissements de terrain en raison de cette déforestation. Pour tenter d’endiguer le problème, il avait été décidé de replanter massivement. L’épicéa avait été privilégié car il résiste bien aux températures de notre région. » Aujourd’hui, le nouveau danger provient de ces mêmes épicéas, proies favorites des fameux bostryches. Et la perte de rendement se mesure à long terme. « Si nous replantons aujourd’hui, il faudra attendre 50 ans avant d’en voir les effets sur la production de la parcelle. Et nous ne pouvons pas faire de la compensation en collectant davantage de bois dans le reste de la forêt puisque nous prélevons uniquement ce que la forêt produit (l’accroissement) tous les 9 ans. »