Concours du Festival de la Chapelle aux Concerts
Premier prix: de Michèle Kobel avec « À vous la musique »
C’était à Couvet, le soir du concert d’ouverture de la saison musicale. Tandis que la foule se pressait aux portes de la chapelle, cinq jeunes gars terminaient leur bière à l’Hôtel de l’Aigle. Bruyants d’ordinaire, ces clients bien connus de la région étaient étrangement silencieux et concentrés. De temps en temps, ils se regardaient et pouffaient de rire. Michaël, l’instigateur du projet, tentait d’obtenir l’attention de ses copains en récapitulant les points importants. Il y avait à la fois de la tension et un peu de ce pétillement savoureux qui émerge juste avant la réalisation d’une bonne farce.
Les cinq compères travaillaient depuis deux mois à un plan dont l’idée leur était venue un matin de fin d’Abbaye de Fleurier. Michaël avait annoncé qu’il était tombé amoureux d’une pianiste. Après les plaisanteries d’usage sur les touches et les multiples avantages d’un piano à queue pour séduire les musiciennes, l’ambiance était un peu retombée quand le nouveau soupirant avait avoué que la jeune élue n’habitait pas le Val-de-Travers. « Une flamme non entretenue s’éteint vite », avait soufflé Robert, leur copain pompier au Centre de secours à Couvet.
– Méribelle et moi, on s’écrit tous les jours, avait rétorqué un Michaël soudain combatif. Et d’ailleurs, elle va venir pour un concert fin septembre à la chapelle.
– Tu feras le DJ ? avait glissé malicieusement Robert.
Tous savaient que Michaël ne s’intéressait pas particulièrement à la musique classique. Il animait volontiers des soirées où il faisait défiler house, techno, deep house, electro et groovy. Il s’était fait une réputation de bon DJ au-delà du Vallon. Mais aucun de ses potes n’aurait imaginé qu’il avait d’autres goûts musicaux.
– Elle va donner un concert avec son école, l’HEMU de Lausanne. Ils sont invités pour un festival Schönberg, Rachmaninov, Satie. Elle m’a dit qu’elle se réjouissait de jouer sur le fameux Bösendorfer Impérial de la salle…
– Elle est forte cette nana, te faire mémoriser et répéter une telle suite de mots d’argot !
– Et pourquoi pas découvrir d’autres façons d’exprimer la musique ?
– Rachmachin et DJ Mica à la chapelle ?
De cette plaisanterie un peu douteuse était née progressivement une idée aussi farfelue qu’enthousiasmante. Pourquoi ne pas se lancer dans une aventure un peu folle, à la limite du raisonnable, frisant le code, en prenant quelques risques ?
Une remise en forme plus tard, les cinq compères s’étaient retrouvés chez Joël, spécialiste « Es Spag-Bolo ». Le plan avait pris forme et commençait à les effrayer un peu. Il fallait très vite trouver un moyen de se rendre discrètement à la chapelle pour faire un état des lieux et prendre des mesures préliminaires. Il n’y aurait aucun problème d’acoustique, la salle ayant été rénovée magnifiquement en 2012. En s’inscrivant pompier volontaire pour la sécurisation des lieux du festival, Robert avait rapidement obtenu les clés de l’édifice, montrant un zèle inhabituel salué par son commandant. On pouvait donc se rendre sur place sans devoir demander l’ouverture à un gardien. Pour éviter de se faire remarquer par des lumières nocturnes, ils avaient opté pour une visite matinale, à l’heure où les habitants du coin sont au café à l’Aigle.
Grâce à un télémètre laser que Michaël avait emprunté à son travail, ils avaient pu rapidement établir une carte précise de l’endroit, ce qui leur permettrait de choisir plus tard les emplacements de la sono.
– Eh les gars, matez-moi un peu ces vitraux ! Avec ce soleil, c’est complètement ouf…
Milton, l’artiste du groupe, était tombé en admiration devant les six vitraux de Lermite, les premiers d’une longue série que l’artiste avait réalisée en 1964. En classe professionnelle de graphiste à l’École d’arts visuels de Bienne, le jeune homme connaissait le parcours artistique de Jean-Pierre Schmid. Le célèbre peintre avait suivi une première formation dans cette même école où il avait étudié les grands mouvements expressionnistes, constructivistes, cubistes que Milton approfondissait en ce moment. Soudain plus bavard que d’habitude, il avait pu détailler chacun des vitraux ayant pour thème la musique.
– Encore un qui nous étale son argot ! Mais ok, c’est beau ces couleurs, j’espère que le verre tiendra quand on mettra la gomme…
Jacques-André l’électricien du groupe avait repéré les prises, peu nombreuses à l’arrière de la chapelle et tracé brièvement un croquis des branchements. Michaël s’était approché du fameux piano décrit par son amie et admirait l’instrument. Assis sur la banquette, il avait posé ses mains sur le clavier. Il n’avait jamais entendu Méribelle jouer et se demandait ce qu’elle pouvait bien sortir comme son de ce bel instrument. Cette nouvelle histoire d’amour le bousculait énormément car elle lui faisait découvrir tout un monde musical qu’il n’avait jamais exploré. La passion avec laquelle la jeune femme parlait de ses études l’avait obligé à revoir l’idée qu’il se faisait de la musique classique. Il était un passionné de hockey, de musique electro, de voyages et de bonnes bouffes avec les copains. Elle vivait en coloc à Lausanne, faisait son jogging trois fois par semaine et payait ses études de musique en servant dans un bar. Ce bar avait été le lieu de leur rencontre, un incroyable coup de foudre, une étincelle au premier regard, un embarquement immédiat pour une pièce à quatre mains ! Devant le piano de la chapelle, il mesurait soudain l’étendue de son inconscience, tant pour le projet dingue qu’ils préparaient que pour l’espérance d’une vie à deux si difficile à imaginer. Pourtant, le grain de folie que portait toute cette histoire nourrissait quelque chose de profond en lui, une flamme éteinte à la mort de sa grand-mère et que rien n’avait encore pu rallumer. Oui, il allait faire cette surprise à Méribelle et clamer à tous ces Vallonniers que la musique pouvait offrir de multiples registres !
– C’est bon les gars, on a tout noté. Une bière à l’Aigle avant le dîner et après, au boulot !
Après un copieux repas chez Joël, l’équipe s’était mise au travail, avait réuni le matériel et commencé la réalisation du plan.
– ça va pas marcher, notre matos est trop visible, ils vont bien voir que c’est pas normal ces haut-parleurs et nos fils sur les colonnes. C’est foireux cette idée, moi j’arrête les frais !
Jacques-André avait cassé l’ambiance. Il avait malheureusement raison, le projet était génial et séduisant mais sa réalisation semblait soudain bien compromise. Un peu démoralisés, ils s’étaient quittés sans solution. Michaël, qui ne pouvait se résoudre à abandonner si facilement, continuait de chercher toutes sortes de solutions dans sa tête. Quand Méribelle lui avait annoncé que la Radio Télévision suisse viendrait enregistrer le concert, il avait soudain trouvé une piste. Il faudrait les mettre dans le coup et profiter de leurs installations. Idée un peu dingue, mais qui sait si elle n’aboutirait pas ? Pour l’instant, il devait se concentrer sur la préparation de sa prochaine animation au Seven Club de Neuchâtel. Il serait aux platines entre 23 h et 1 h, il avait donc une belle plage de musique à programmer sur sa clé USB. Endormi sur son canapé après trois heures d’enregistrements, il avait été réveillé par un Milton déprimé qui ne parvenait pas à terminer son travail de semestre.
– J’ai plus de jus, ça tourne en rond dans ma tête mais je suis incapable d’aligner une idée correcte. Je dois rendre mon dossier lundi et j’ai perdu du temps avec cette histoire de concert à la chapelle !
– Désolé mais figure-toi que j’ai aussi des échéances. J’anime une soirée samedi prochain à Neuchâtel.
Le téléphone s’était terminé rapidement, laissant à Michaël un sentiment assez désagréable. Ses copains avaient d’autres préoccupations.
Pourtant le samedi soir, il avait été agréablement surpris de les voir débarquer au Seven Club, Jacques-André t-shirt noir et crâne rasé, Milton avec son éternelle parka verte, Robert casquette à l’envers et Joël deux bières à la main. Une autre surprise l’attendait. Une équipe de techniciens de Canal Alpha, la télévision locale, filmait la soirée (1 h 30 de prises de vues pour 3 minutes aux infos régionales). Le frère de Milton, jeune cinéaste, travaillait justement ce soir-là et ce fut lui qui redonna un coup d’accélérateur au projet des cinq Vallonniers. Comme il multipliait les engagements pour démarrer dans son nouveau métier, il collaborait aussi à la RTS en tant que preneur de son.
En fin de soirée, les techniciens avaient rejoint l’équipe de Michaël et quelques bières plus tard, on avait presque trouvé une solution au projet de la chapelle. Il faudrait néanmoins convaincre les responsables de l’enregistrement, mais le frère de Milton était optimiste, la cheffe d’équipe était assez farfelue et romantique pour se lancer dans une telle entreprise.
– Si j’ai bien compris, vous voudriez interrompre le concert par une annonce suivie d’un morceau de musique enregistrée ?
– On aimerait plutôt se glisser entre deux morceaux, juste au moment où la pianiste Méribelle Pahud se lève pour saluer. On ne veut pas perturber le programme, ce serait un peu comme une pub entre deux.
– On aurait bien aimé le faire tout seuls pour que la surprise soit totale, mais c’est irréaliste de penser que les organisateurs ne vont pas voir notre installation. Tandis qu’avec vous, ça passera inaperçu.
Le cinéaste avait trouvé l’idée sympa et s’était engagé à convaincre sa cheffe. Nul ne savait si elle accepterait ce risque professionnel mais chacun espérait que cette déclaration d’amour inhabituelle la séduirait… Il fallait attendre début septembre, lors de la mise au point de l’enregistrement de la radio.
Michaël se rongeait les ongles et sa consommation de tabac à priser augmentait. Il était nerveux, Méribelle l’avait remarqué lors de leur dernier échange. Il esquivait les interrogations soucieuses de sa belle en la bombardant de questions : sur la musique classique qu’elle préférait, les morceaux qu’elle exerçait en ce moment et ceux qu’elle jouerait lors du prochain concert. Flattée, la jeune artiste détaillait volontiers son programme. De son côté, elle montrait aussi de l’intérêt pour les goûts musicaux de son nouvel amoureux. Les conversations s’éternisaient ensuite dans un registre plus intime, leur histoire se tissait et se renforçait ainsi, à distance.
– Je te dérange ?
Une fois de plus, Milton téléphonait en pleine nuit. Son horloge biologique suivait des rythmes énigmatiques favorisant probablement sa créativité mais irritant parfois son entourage.
– Non bien sûr, je suis en plein déjeuner.
– Ha ha, tant mieux, tu pourras mettre un peu de champagne dans ton café.
– Je te signale qu’il est trois heures du matin.
– La bonne heure pour t’annoncer que c’est ok.
Et Milton de raconter comment son frère avait réussi à convaincre sa cheffe. L’équipe viendrait sur place quelques jours avant le concert et rendez-vous était pris avec eux.
Michaël avait bondi hors du lit, bien réveillé cette fois, le cœur battant d’une joie indicible. Il s’était préparé un café et, en passant devant la photo de sa grand-mère défunte, l’avait remerciée pour ce coup de pouce. C’était devenu soudain si simple, elle avait certainement orchestré le coup, avec son petit sourire amusé…
Le mercredi soir suivant, tous se retrouvaient dans la chapelle, mais accompagnés cette fois par l’équipe et le matériel de la RTS dont la camionnette laissait entrevoir un outillage impressionnant. Entre spécialistes du son, ils parlaient un langage commun et le montage avait été assez vite réalisé. Il flottait dans l’air une ambiance mi-sérieuse, mi-amusée, à l’idée de ce qui se préparait. Les premiers essais firent trembler tout l’édifice. La sono était bonne mais son réglage demandait quelques nuances, on n’était pas dans une disco !
C’était à Couvet, le soir du concert d’ouverture de la saison musicale. Quatre jeunes gars jubilaient au deuxième rang tandis que le cinquième, pompier en faction à l’arrière, se tenait immobile. Après la surprise créée par la voix off de Michaël disant tout son amour et son admiration à la pianiste qui quittait la scène, les sons d’une musique techno avaient envahi la salle, surprenant un auditoire aux oreilles délicates. Après une minute, la responsable de la RTS avait annoncé d’une voix suave la fin du clip publicitaire, la reprise officielle du programme et la poursuite de l’enregistrement…