Chronique régionale
L’œil de Kiev
Nous ne sommes ni en Russie, ni au 20e siècle et encore moins en pleine guerre froide. Et pourtant, ce qui est devenu « l’affaire de la famille ukrainienne de Noiraigue » a tout pour alimenter les fantasmes, le mystère et la suspicion. C’est du moins ce que l’on a voulu nous faire croire jusqu’à son dénouement intervenu récemment. Décryptage avec cette famille… vallonnière.
À la suite de l’annonce de l’octroi d’un permis de séjour à la « famille ukrainienne » à la fin du mois de mai, cette « affaire » a, semble-t-il, trouvé son épilogue. Ce n’est pas un flot mais un torrent d’émotions que cette histoire mêlant renvoi d’étrangers, famille, enfants en bas âge et intégration a fait jaillir. Comme la loi ne fonctionne pas sur le principe des émotions mais sur des règles établies, le clash entre chaleur émotionnelle et froideur rationnelle a fait des étincelles. Comme ce qui est fait, écrit et dit dans l’ivresse des sentiments manque souvent d’objectivité, il semblait plus judicieux d’attendre un peu avant de vous parler de ce sujet. Le « deal » conclut avec le père de famille ukrainien Yaroslav Ayvazov est clair : je viens à sa rencontre avec plaisir mais sans a priori positif ou négatif préalable, en restant dans le rationnel. Neutre, comme la Suisse !
Amour du français précoce
Une position très bien accueillie par celui qui regrette les positions parfois clichées et surfaites des médias sur certains sujets. Mais c’est une autre histoire, ne nous perdons pas sur le chemin de Kiev… ou plutôt de Noiraigue où vit Yaroslav, sa femme Vira et leurs trois enfants depuis 2008. Malgré les trombes d’eau qui tombent en cet après-midi, l’homme du foyer m’attend dehors et me propose immédiatement un café pour me réchauffer. J’accepte par politesse et lui réponds que je n’ai pas froid, étant solide comme… un Slave. De quoi lancer idéalement le père de 48 ans qui tient absolument à commencer par la fin, soit par les remerciements.
J’ai une profonde reconnaissance envers tous ceux qui nous ont soutenus durant ces années de combat. Je n’aime pas ce mot mais il faut bien l’employer. C’était long, c’était usant mais c’est aussi grâce à vous, chers amis, que nous avons obtenu gain de cause.
Le français est assuré et les mots utilisés recherchés. On sent que son niveau dans notre langue est avancé. « J’ai un amour particulier pour le français et je l’ai appris avant d’arriver en Suisse en 2004 pour suivre des études de musique avec ma compagne. La musique est un parfait moyen d’intégration mais rien ne vaut la langue locale, tout passe par là et notamment les procédures administratives », sourit-il.
« On ne cherche pas à prendre mais à donner »
Issus de la minorité russe en Ukraine, ils ont initialement aussi choisi de quitter ce pays pour fuir
Ce qu’il faut bien appeler des persécutions. Et une fois qu’on était partis, la situation là-bas s’est grandement détériorée et nous n’y voyons plus un futur serein pour nos enfants. Nos parents y vivent encore, nous pensons chaque jour à eux.
Malheureusement pour le couple, être violoniste en Suisse comme Vira ou chanteur et altiste comme Yaroslav n’offre pas une sécurité d’emploi très forte et cela n’a pas joué en leur faveur dans leur désir de pouvoir rester ici. Actuellement, il travaille avec différentes formations vocales dans le canton.
Sa femme donne quant à elle des cours de violon dans une Haute école de musique.
On ne cherche pas à prendre quelque chose à la Suisse mais à lui donner ce qu’on peut à travers nos compétences. Et nos compétences principales se trouvent dans la musique.
Cet amour des sons les a d’abord transportés jusqu’à Neuchâtel
car il y avait un très bon prof d’alto,
puis à Fribourg pendant deux ans et demi
pour perfectionner le chant.
L’arrivée de leur première fille les a ensuite obligés à quitter leur petite chambre d’étudiants en 2008. Ils ont fini par trouver « un refuge » plus adapté à leur nouvelle vie de famille du côté de Val-de-Travers. Une installation et une intégration réussies à en croire différents témoignages.
La Cour européenne des droits de l’homme bouge
Mais ce bel équilibre a été contrarié en fin d’année 2014 et leur situation s’est soudainement fragilisée.
On n’a pas obtenu de permis de travail car on n’avait pas de permis de séjour et on n’obtenait pas le permis de séjour car on n’avait pas de permis de travail, un vrai cercle vicieux. Lorsqu’on était encore considérés comme étudiants notre avenir était temporairement assuré. Mais une fois que ce statut est tombé, cela s’est gâté avec le service de l’immigration qui a des exigences très précises. Un contrat avec un certain salaire fixe assuré chaque mois par exemple.
Une denrée plutôt rare pour les chanteurs et les musiciens.
Le combat juridique s’est alors engagé et toutes les instances ou presque y sont passées, y compris la Cour européenne des droits de l’homme. C’est cette dernière qui a semble-t-il influencé favorablement le Secrétariat d’État aux migrations qui a octroyé une autorisation de séjour pour cas de rigueur ces dernières semaines.
Un premier pas en avant avait été fait courant 2020 avec la création de l’association DOM (qui signifie maison en Russe) qui a pour but de créer des liens culturels entre Europe de l’Est et de l’Ouest. Mes activités régulières pour cette association étaient un bon point.
Après six ans de lutte et de rebondissements, ils ont donc fini par remporter la partie.
Un bilan et des projets
L’esprit plus tranquille, Yaroslav et Vira bouillonnent déjà de projets et d’idées pour participer pleinement à la vie du Vallon. Parmi celles-ci, des stages découvertes de la cuisine slave, la création d’un chœur d’enfants et plusieurs concerts de musique russo-ukrainienne. à l’heure de la photo, chaque enfant me salue et me remercie pour mon passage. Une attitude… très suisse. En repartant, j’ai le sentiment de quitter une famille du Vallon comme une autre et il m’aura fallu moins d’une heure et demie pour m’en rendre compte. Je ne remets nullement en cause le travail du Secrétariat d’État aux migrations qui reposent sur des règles. Il en faut pour encadrer la vie en Suisse. Cependant, on peut quand même se demander si les ressources humaines et financières utilisées pour traiter cette affaire n’auraient pas été plus utiles pour trancher d’autres cas, sans doute moins évidents. Cela relèverait-il du fantasme, un vrai celui-là ?
Kevin Vaucher